Une fois de plus, ça se chahute à l’étage inférieur. Je ne sais pas qui botte le cul de qui, mais les hurlements de Papa me laissent penser que Maman a pris le dessus. C’est d’ailleurs souvent le cas.
Papa est le genre d’homme à vite s’agacer, et à entrer dans une colère noire pour un oui, mais surtout pour un non. C’est un peu sa façon à lui de dire “merde” à une vie qui, il faut bien l’avouer, l’a très mal pourvu en masse musculaire. Du haut de son mètre et quelques, il ne doit sûrement pas voir la vie comme les autres hommes la voient. Et comme Papa n’est pas du genre à se hisser sur la pointe des pieds pour faire semblant, il hurle à la moindre occasion. C’est souvent le cas chez les petits.
Maman, elle, est plutôt bien charpentée pour une dame. Tout le monde s’accorde à dire qu’elle n’y peut rien, et que la nature lui a donné un peu plus de personnalité qu’il n’en aurait suffi. Si elle ne porte ni jupes ni robes, c’est juste qu’au final, ça lui irait mal. Elle se tue à dire qu’à force de lever des os aussi lourds, son corps s’est adapté, mais qu’elle ne s’en porte pas mal pour autant.
A la maison, au moindre désaccord, tout part toujours en couilles.
Même si Papa a coutume de mettre les formes pour exprimer ses innombrables opinions, Maman a le don de le lui faire perdre sa courtoisie en moins de deux.
Ce matin, le café qui lui avait été servi par ma mère n’était pas sucré, et lorsque Papa l’eut goûté, il lui joua la scène de la nausée, en grimaçant puis en toussant aussi gras qu'un coquelucheux en phase terminale.
- Chérie, ce café est bougrement amer. Pourrais-tu, s’il te plait me passer le sucrier?
Ma mère le lui apporta, et le posa fermement à sa portée, en faisant claquer vigoureusement le socle de Porcelaine sur le bois de la table de la cuisine. Puis, sans le lâcher, elle lui lança un regard aussi noir qu’un joueur néo zélandais pendant un "Aka”.
Papa, étonné par cette démonstration de force, haussa un sourcil, puis inclina légèrement la tête en arrière avant de fixer la main ferme de Maman qui le dominait en grinçant des mâchoires. Elle bavait.
-Euh… Merci Chérie, mais tu peux lâcher le sucrier maintenant…
Mais Maman en avait décidé autrement.
-Bon, tu vas le lâcher , ce putain de sucrier, oui? C’est quoi encore ton problème? T’as décidé de me faire chier, c’est ça? Qu’ai-je donc encore fait pour que tu me fasse chier à une heure aussi matinale?
-Tu le vois le sucrier? lui répondit-elle en postillonnant?
Et ni une ni deux, à la force d’une seule main, Maman fit éclater le pauvre ustensile entre ses gros doigts, puis porta les débris à sa bouche afin de les mastiquer en guise de défiance. Tout en mâchant la terre cuite, elle continuait de dominer Papa, qui assis sur sa chaise, l’écarta soudainement du bras afin de se lever.
-Alors comme ça, Madame joue les dures en mâchouillant du verre? Mais tu crois que tu m’impressionnes, ma grosse?
Et comme il n’était pas homme à se débiner devant ses enfants (car entre temps, j’avais accouru pour assister à la scène), il rassembla quelques morceaux de porcelaine, puis les emboucha à son tour afin de montrer à Maman qu’il pouvait en faire autant.
Les deux amoureux étaient maintenant face à face et se fixaient droit dans les yeux en agitant leurs mâchoires avec détermination, et moi, j’avais tout juste dix ans, et l’impression d’assister à un "je te tiens tu me tiens par la barbichette” venu d’un autre monde.
Finalement, c’est ma mère qui se mit à rire la première, entraînant immédiatement mon père dans la "poilade”. Leurs bouches régurgitaient du sang de toutes parts, et le langoureux baiser qu’ils échangèrent pour marquer leur réconciliation me mit mal à l’aise.
-Tu n’as rien avalé au moins, Jean-Claude? lui lança maman en bavant.
-Non, évidemment, Roberta, je ne suis pas cinglé! lui répondit Papa la bouche pleine. Allons nous rincer, que je te montre une bonne fois pour toute qui est l’homme de la maison!